Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de passer un week-end avec un dresseur de lion1. Quand j’interviens pour un accompagnement sur un nouveau projet, je repense presque systématiquement à ce qu’il m’avait alors expliqué sur la façon dont les lions voient le monde.
Le lion est un animal qui sait reconnaître les gens et les différencier, tout à fait capable de s’attacher à eux et comprendre qu’ils ne rentrent tous pas dans la catégorie ‘‘nourriture potentielle’’ même s’ils y ressemblent. Si on s’arrête là, on se dit que c’est plutôt cool pour les dresseurs, et que cette info n’a aucun intérêt2 par rapport aux thèmes généralement abordés dans ce blog.
Plutôt cool pour les dresseurs donc. Mais, et c’est la que les choses deviennent intéressantes, la vision du lion est un peu particulière. En fait, son champ de vision se rétrécit au fur et à mesure qu’il porte son attention sur quelque chose, ou quelqu’un3. Ou un bout de quelque chose, ou de quelqu’un. Autrement dit, quand un lion regarde un truc, très vite, ce truc emplit entièrement son champ de vision. Et non seulement il ne voit physiquement plus ce qu’il y a autour de ce truc, mais il perd même conscience de l’existence de cet autour.
Quand le truc en question est l’arrière train ou la jugulaire d’une gazelle, on saisit très vite l’intérêt de la chose et on peut se dire que la nature est plutôt bien faite. Quand le truc en question c’est l’arrière train ou la jugulaire du dresseur, tout de suite, ça devient problématique. Parce que si le lion porte son attention sur votre cuisse un peu trop longtemps4, il va rapidement oublier qu’elle est, via votre torse, rattachée à cette tête qu’il aime bien et qui ne rentre pas dans son alimentation. Et une cuisse, quand elle ne fait plus partie d’une personne qu’il ne faut pas manger, pour un lion, c’est assez appétissant5.
Suffisamment pour qu’il ait envie d’y goûter. Alors que cela ne lui viendrait même pas à l’esprit s’il voyait l’image dans son intégralité6.
D’ailleurs, si les dresseurs7 font souvent des mouvements amples, ce n’est pas pour paraître plus impressionnant vis à vis de l’animal8, mais pour l’empêcher de porter son attention sur un point précis, l’obliger à élargir son champ de vision et éviter qu’il ne perde l’ensemble de la compréhension de son environnement.
Si je vous raconte ça, c’est parce que souvent, quand j’arrive sur un projet, je rencontre beaucoup de lions en train de mâchouiller un bout de cuisse sans se poser la question de son propriétaire. Ou plutôt des gens qui ont l’esprit tellement occupé par des détails qu’ils n’arrivent plus à voir l’image dans son entièreté. Qui ne peuvent pas se rendre compte que ce qu’ils cherchent à résoudre à tout prix n’est pas un problème, mais le symptôme d’un problème souvent juste à côté mais passé en dehors de leur champ de vision. Des gens qui cherchent l’optimisation locale sans être en mesure de voir l’impact sur l’image globale. Je pourrais continuer la liste d’exemple, mais je suis persuadé que vous avec compris le point.
Au final, dès que l’on reste un peu longtemps sur un projet, c’est susceptible de nous arriver. Perdre de vue le dessin globale sans en avoir conscience, en oubliant jusqu’à son existence, et donc incapable de s’en sortir sans un coup de pouce externe qui nous force agrandir notre champ de vision. Et ça nous arrive à tous. Que l’on soit manager, développeur, marketeux, commercial, … la seule différence, c’est la nature du morceau de viande.
Ça m’arrive à moi aussi. C’est pour ça que je refuse les missions d’accompagnement à plein temps ou exclusives9 qui dureraient trop longtemps, justement parce que ça fait parti de mon boulot de vous aider à retrouver ce recul.
Il n’empêche que j’ai un vrai avantage sur les dresseurs : quand je n’arrive pas à ce que mes lions gardent ou retrouvent leur vision globale, je ne me fais pas déchiqueter10 :)
– Illustration : Lion de Leszek Leszczynski CC BY-SA 2.0
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en fait, je crois qu’il avait un autre mot que dresseur : préparateur, entraîneur peut-être, je ne me souviens plus. ↩
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sinon que de me la péter en disant que j’ai rencontré un dresseur de lion, et de vous faire vous demander dans quelles circonstances cela a bien pu arriver :) ↩
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du moins c’est ce qu’il m’a dit à cette époque, et je le crois même si je n’ai pas réussi à trouver de sources pour le confirmer (mais j’ai pas cherché très fort, cette histoire me plait bien comme ça :) ↩
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ça se joue en quelques secondes ↩
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j’imagine. Je ne suis pas un lion et je n’ai pas goûté :) ↩
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et votre tête qu’il aime bien ↩
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de lion, je ne sais pas pour les autres animaux ↩
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comme je le pensais naïvement alors. ↩
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qui m’empêcherait d’avoir d’autres activités en parallèle me permettant de prendre du recul sur le reste ↩
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même si je ne m’en sors pas toujours complètement indemne. ↩
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